À une époque où les femmes étaient réduites au silence, les Riot Grrrl ont fait exploser les stéréotypes et les attentes. Le mouvement est né dans les années 90 et a marqué l'histoire du féminisme en apportant une voix puissante et rebelle à la scène musicale underground.
Réponse à une société misogyne
C'est dans un contexte socio-politique misogyne et rétrograde qu'émergent les Riot Grrrl. Bien loin du règne libertaire hippie, les années 90 sont dominées par le conservatisme et l'opulence, où le pouvoir financier dicte les dynamiques jusque dans la musique. Alors que l'industrie musicale est dominée par six énormes majors, un seul mouvement de contre-culture émerge : le punk. Paradoxalement, ce milieu n'est pas moins oppressant pour les femmes. La scène musicale est dominée par les hommes et la faible présence féminine ne fait que renforcer les clichés patriarcaux en mettant fin à tout espoir de sororité (extrait de "Typical Girls" du groupe féminin The Slits : "Typical girls are sensitive, Typical girls are emotional"). De cette incitation à la haine de soi et à la division va alors naître une chaîne d'action non négligeable, un soulèvement musical de femmes qui refusent d'étouffer : c'est le début de Riot Grrrl.
Aussi prodigieusement influent qu'il fut bref, le mouvement naît avec la publication de l'article Woman, Sex and Rock (1989) dans le magazine Puncture qui se distingue comme manifeste du mouvement. S'ensuit le manifeste Riot Grrrl (à prononcer Riot Girl) en 1991 qui apparaît comme une attaque aux stéréotypes de genre patriarcaux qui n'ont cessé de s'étendre post-politique Reagan. Le nouvel orthographe de Girl (double r à la place du i) est expliqué par ses autrices comme une façon de s'écarter de la vision presque pédante de la fille faible et passive imposée par la société.
« BECAUSE we hate capitalism in all its forms and see our main goal as sharing information and staying alive, instead of making profits of being cool according to traditional standards.
BECAUSE we are angry at a society that tells us Girl = Dumb, Girl = Bad, Girl = Weak.
BECAUSE we are unwilling to let our real and valid anger be diffused and/or turned against us via the internalization of sexism as witnessed in girl/girl jealousism and self defeating girltype behaviors.
BECAUSE I believe with my wholeheartmindbody that girls constitute a revolutionary soul force that can, and will change the world for real. »
Extrait du manifeste
À l'origine de ce manifeste, Kathleen Hanna et Tobi Vail, les futures membres du groupe Bikini Kill, qui décident de le publier dans le deuxième numéro de leur fanzine (apogée de la culture du DIY) du même nom. La première est à la fois militante féministe engagée dans diverses associations d'aide aux femmes et strip-teaseuse. La seconde est fondatrice de fanzine et batteuse pour The Go Team. Ensemble, elles mêlent activisme et expériences musicales pour fonder le premier groupe du mouvement. Elles affirment leur avant-gardisme, avec entre autres la mise en place de « safe place » durant leurs concerts, tout en reconnaissant leurs sources d'inspiration (Au pairs, Patti Smith, Joan Jett, Chrissie Hynde...). Les deux musiciennes parviennent à toucher des jeunes femmes partout dans le pays par le biais de groupes de conscience féministe alors même qu'internet n'existait pas encore. L'envergure du mouvement peut alors s'expliquer par les fanzines qui, au début de l'été 91, font ravage grâce au bouche-à-oreille et à la couverture médiatique mainstream. Hanna et Vail sont ensuite rejointes par Kati Wilcox et Billy Karren ; radicales, crues et provocantes, elles ouvrent, à travers leurs chansons, une conversation entre les femmes pour dépasser les barrières préconstruites, bien trop souvent, par les hommes. Bikini Kill n’est pas le seul groupe phare du mouvement, on compte aussi les Bratmobile ou encore Babes in Toyland, tous unis autour d’un même mantra : « Revolution girl style now ! ». Le mouvement vit son apogée en 1991 lors de la « Girl Night » du Festival de musique indépendant International Pop Underground Convention où sont montés sur scène les Bratmobile, 7 Year Bitch, Beefeater…
De l'apogé au déclin
Les Riot Grrrls se caractérisent par une valorisation étonnante de l’amateurisme, héritage direct de la culture du DIY propre au mouvement punk rock et rock alternatif. À l’image de Kathleen Hanna, la plupart d’entre elles n’avaient jamais eu l’occasion de toucher à un instrument de musique avant de se lancer dans leurs groupes. La scène punk leur a donc permis de prendre de la place, d’être énervée, violente, politique, forte. La maîtrise est passée au second plan. Leur influence finit par dépasser les frontières musicales pour traverser celle très sélecte de la mode avec un style vestimentaire appelé kinderwhore. Il use de l’apparence des stéréotypes de la féminité et plus spécifiquement du rôle de genre de la « good girl » tout en les accentuant et les débauchant. Hedi Slimane, alors directeur artistique de Yves Saint Laurent, ira jusqu’à s’en inspirer dans sa collection printemps/été 2016. L’importance de l’habit dans le mouvement s’explique notamment par un rapport au corps féminin particulier : les Riot Grrrl sont en quête de réappropriation. On comprend alors le vêtement comme une tentative pour elles d’exister.
Cela va sans dire que le backlash reçu fut important étant donné la société puritaine dans laquelle se sont imposées les Riot Grrrl. Certains n’étaient pas prêts pour une telle radicalité. Newsweek et Seventeen vont jusqu'à les accuser d’encourager la violence féminine. Cela a joué un rôle, bien que marginal, dans le déclin du mouvement. Au milieu des années 90, le mouvement se dissout : Bikini Kill refuse de devenir des étendards mainstream d’une révolution dont elles ne seraient plus les actrices. Selon elles, le public devient trop lisse et politiquement correct. Plus gros problème encore, les Riot Grrrl ne parviennent pas à se diversifier, ni sur scène ni dans le public qu’elles touchent. Les femmes racisées (afro-descendantes et latinos) et les femmes transgenres sont invisibilisées, voire totalement exclues du mouvement. Certaines parlent même de « white feminism » pour désigner cette 3e vague féministe américaine.
Un héritage encore flou
Beaucoup ne se revendiquent pas du mouvement, notamment quand elles sont en Grande-Bretagne, mais ne peuvent pas ne pas avoir été influencées par ce qu’il se passait outre-Atlantique. C’est le cas notamment de PJ Harvey, dont l’album de 1993 (Rid of me) ne saurait nous rappeler le mouvement. Pour sa part, Nirvana, avec la figure tutélaire et presque martyre de Kurt Cobain, ne cache pas l’influence de cette révolution, puisque ce dernier a été le compagnon de Toby Veile à l’époque de la montée en puissance des Bikini Kill. Il doit beaucoup à cette figure qui a d’ailleurs toujours refusé d’exister par rapport à Nirvana. C’est Toby Veile, dont il est éperdument amoureux (elle, l’est sans doute un peu moins), qui lui fait sa formation féministe. Fasciné par le groupe et par l’énergie qu’elles dégagent sur scène, c’est une simple phrase prononcée par Toby Veile, « Kurt you smell like teen spirit », qui donne le titre de la chanson qui va faire exploser le groupe.
Comme la date de fin du mouvement n’est pas clairement définie, des groupes comme Sluterkini et Jack of Jill revendiquent leur appartenance au mouvement. La différence majeure de ces groupes de la deuxième partie des années 90 est le public bien plus large grâce à la transcendance de la barrière underground. Les idées politiques et la radicalité sont toujours aussi présentes, comme le témoigne « Spit and Rape » des Jack of Jill. On pourrait ainsi parler de renaissance du mouvement et non de fin définitive.
Aujourd’hui, l’héritage et la lignée des Riot restent flous et les musicologues ne parviennent pas à s’accorder sur la question. Alors que certains affirment que le mouvement se termine en 1992, d’autres pensent qu’il a su transcender les genres jusqu’à apparaître dans des registres comme la pop. Bien loin du DIY des groupes des années 90, des artistes comme les Spice Girls, Pussy Riot ou encore Lizzo sont considérées comme des produits de cette révolte punk féministe, bien que mainstream. De nombreuses artistes queer issues de minorités incarnent cette nouvelle scène intersectionnelle et revendiquent cet héritage, alors même que le mouvement initial n’avait pas réussi à les prendre en charge.
En conclusion, le mouvement des Riot Grrrl a été une force puissante dans la lutte pour l'égalité des sexes dans l'industrie musicale et au-delà. Il a permis aux femmes de s'exprimer, de revendiquer leur place et de remettre en question les normes de genre oppressives. Bien que le mouvement puisse sembler avoir perdu de sa visibilité, ses idéaux et son héritage continuent d'inspirer de nombreuses artistes et activistes aujourd’hui. Alors le monde de la musique est-il moins sexiste que dans les années 88 ? Pas vraiment, mais le combat continue. Il est crucial de reconnaître que la lutte pour l'égalité des sexes dans la musique est loin d'être terminée. Les femmes continuent de faire face à des obstacles et à des discriminations, tant sur le plan de la représentation que de l'accès aux opportunités. Il est donc essentiel de soutenir et de promouvoir les voix féminines, de remettre en question les inégalités systémiques et de travailler ensemble pour créer un environnement plus inclusif et égalitaire. En fin de compte, le mouvement des riot grrrl nous rappelle l'importance de la solidarité, de la résistance et de la persévérance. En nous inspirant de leur héritage, nous pouvons continuer à lutter pour une industrie musicale et une société plus équitable, où les femmes sont pleinement reconnues, valorisées et célébrées pour leur talent et leur contribution.
Comentários